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le mystérieux monsieur de l’aigle

Euphémie était une enfant extraordinaire, oui, extraordinaire, M. de L’Aigle, car, elle n’avait pas encore quatre ans qu’elle esseyait déjà d’lire dans des gros livres. À six ans, elle était dev’nue une véritable prodige, et sa mère la mit à l’école. À douze ans, elle l’en retirait ; Euphémie en savait plus long qu’les maîtresses.

— Un talent extraordinaire, en effet ! fit Claude, que le récit de Candide commençait à ennuyer légèrement.

— Bien, pour continuer, ma sœur est pauvre. Elle ne possède qu’une sorte de petit chantier, à L’Ilet, et elle vit du produit d’son jardin… qui n’est pas grand. C’pendant, elle résolut d’mettre Euphémie pensionnaire dans un couvent.

Ah ! bah ! Une excellente servante perdue pour quelque bonne maison, sans doute, se dit Claude.

— Je promis à ma sœur d’lui aider. C’était facile pour moi d’le faire, ayant un si bon salaire ici, et Euphémie fut envoyée au couvent, continua Candide. L’année dernière, elle termina ses études avec grand honneur : des médailles, des diplômes, des livres, des couronnes… si elle en a eus ! Eh ! bien, l’automne dernier, elle était engagée comme maîtresse d’école. Mais elle n’a pu avoir d’engagement pour l’automne prochain… Alors, j’ai pensé, M. de L’Aigle, que… que vous l’engageriez peut-être comme secrétaire.

— Hein ! Comme secrétaire ! Mais, ma pauvre Candide, je n’ai nullement besoin de secrétaire, je vous l’assure !

— Oh ! oui, Monsieur, vous en avez besoin ! assura Candide. Vous êtes continuellement plongé dans les écritures, et Euphémie…

— J’y songerai, Candide, promit Claude, qui avait hâte de se débarasser de la cuisinière afin de se remettre au travail.

— Ah ! J’vous remercie bien, M. de L’Aigle ! Mais, j’voudrais vous montrer la dernière lettre que j’ai reçue d’Euphémie. Non pour que vous la lisiez, ça n’vous intéresserait pas, mais pour que vous voyez par vous-même comme elle a une belle main d’écriture.

Ce disant, elle présenta à Claude une lettre ouverte ; celui-ci y jeta les yeux et il vit qu’en effet Euphémie Cotonnier possédait une belle écriture ; nette, moulée, très lisible. (Si Claude de L’Aigle eut été expert en fait d’écritures, il eut vu bien des choses dans celle d’Euphémie Cotonnier et il eut refusé, illico refusé, de l’engager comme secrétaire, de l’admettre dans sa maison même).

— C’est, en effet, une belle écriture que celle de votre nièce, Candide, dit-il. Quant à l’engager comme secrétaire, j’y songerai.

— Demain, Monsieur de L’Aigle ? Aurez-vous décidé la chose pour demain ?

— Demain ? Vous êtes expéditive, ma bonne Candide, répondit-il en riant. Mais c’est entendu ; demain, je vous ferai connaître ma décision.

— Oh ! merci, mille et mille fois merci ! s’exclama la cuisinière. Voyez-vous, M. de L’Aigle, continua-t-elle, vous n’aurez pas à craindre qu’Euphémie soit de trop, à L’Aire, vous n’la verrez qu’à ses heures de travail. Je m’charge de voir à c’qu’elle ne vous ennuie pas par sa présence, excepté lorsque vous aurez besoin d’elle.

— Je compte sur vous pour cela, Candide.

— Mais, reprit Candide, qu’est-ce qu’Eusèbe m’a dit, hier, Monsieur de L’Aigle ? Que vous vouliez faire faire une catalogne pour votre bibliothèque ? Une catalogne ? Euphémie… je ne crois pas qu’elle puisse vous aider pour cela, car, entre nous, la pauvre enfant est joliment propre à rien, si on la sort d’ses lectures et d’ses écritures.

Claude s’éclata de rire.

— Il s’agit d’un catalogue pour ma bibliothèque, Candide, et non d’une catalogne. Ce n’est pas précisément la même chose. Ha ! ha ! ha !

— Ah ! J’comprends alors… jusqu’à un certain point… Je n’voyais pas non plus pourquoi une catalogne pour la bibliothèque, dont l’plancher est couvert d’un si beau tapis de Turquie ! Encore une fois, j’vous remercie d’avoir bien voulu m’écouter… Je r’viendrai demain, connaître votre décision… À la même heure ?

— Oui, revenez, à la même heure.

Candide retourna à ses fourneaux ; Claude se remit à « ses écritures »… et bientôt, il oubliait complètement l’incident Euphémie Cotonnier ; si complètement que, lorsque la cuisinière se présenta de nouveau à son étude, le lendemain, tel que convenu, il se demanda, tout d’abord, ce qu’elle pouvait bien lui vouloir. Quand elle lui demanda ce qu’il avait décidé concernant sa nièce, il répondit :

— Je n’ai pas eu le temps d’y penser encore, je l’avoue, ma pauvre Candide.

— Ah ! Monsieur ! s’écria la brave femme, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues.

Claude de L’Aigle était ce qu’on est convenu d’appeler « un vrai bon garçon » ; il se laissait influencer assez facilement ; de plus, il détestait pardessus tout au monde, les larmes. Rien ne l’impatientait comme de voir pleurer quelqu’un… surtout lorsqu’il se sentait en quelque sorte, responsable de ces pleurs.

— Allons ! Allons ! dit-il à Candide. Ne pleurez pas ainsi ; écrivez plutôt à votre nièce et dites-lui que je l’engage comme secrétaire. Elle pourra commencer son travail dès les premiers jours d’octobre. Quant au salaire…

Il nomma une somme qui fit ouvrir les yeux à Candide. Quelle bonne nouvelle pour la pauvre enfant.

En effet, lorsqu’Euphémie reçut la lettre de sa tante (écrite par Rosine) lui annonçant qu’elle pourrait se présenter à L’Aire, dans les premiers jours d’octobre, la jeune fille fut littéralement folle de joie.

Mais… ce qui fait la joie des uns, fait parfois le désespoir des autres ; Mme Cotonnier pleura toutes ses larmes, lorsqu’elle apprit la nouvelle. L’année précédente, Euphémie avait enseigné la classe. Or, l’école qui lui avait été proposée consistait aussi en un logement de quatre pièces et Mme Cotonnier avait tenu maison pour sa fille. Logées, chauffées, éclairées, une jolie demeure à leur disposition, sans compter le salaire de sa fille… Jamais la pauvre femme n’avait connu tant de luxe de sa vie. Combien elle eut désiré qu’Euphémie acceptât