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vétérinaire. Il s’est ainsi établi, dans nos sociétés, comme une hiérarchie des fonctions qui détermine la situation sociale des individus. Mais est-ce seulement, ou même surtout la fonction qui détermine cette situation ? Encore faut-il, pour que l’individu qui exerce une fonction réputée noble reste considéré, qu’il puisse tenir son rang, représenter, et en un mot, suivant l’ancienne expression, « vivre noblement ». S’il n’est pas difficile de conserver le prestige social sans rien faire, il est extrêmement difficile de le conserver sans rien posséder. Qu’est-ce à dire, sinon que le prestige social tourne le plus souvent autour de la richesse ? Et la possession de la richesse n’est-elle pas le plus souvent, à son tour, le résultat d’un privilège ? Si quelques-uns conquièrent leurs capitaux par leur travail, le plus grand nombre ne les reçoivent-ils par l’héritage, et ne possèdent-ils pas, à ce titre, par un véritable droit de naissance ? Quelle distance entre celui qui trouve ainsi, auprès de son berceau, la bourse pleine, et celui qui n’y trouve que la besace vide ! On dira légitimement que l’un appartient à une classe privilégiée, l’autre à une classe déshéritée.

Le règne de la bourgeoisie, dans nos sociétés modernes, repose en définitive sur l’alliance des hautes fonctions avec les gros capitaux ; elle est possédante en même temps que dirigeante ; ses avantages moraux sont le plus souvent soudés à des privilèges économiques. C’est ce qui explique que, malgré l’égalité officielle et légale, nos sociétés apparaissent de plus en plus comme divisées en deux mondes, l’un sombre et terne, l’autre lumineux et brillant, empruntant son éclat à l’or autour duquel il gravite — le monde du travail, et le monde du capital. Doit-on viser à maintenir ces deux mondes aussi distincts et séparés que possible ? Ou au contraire à diminuer les distances et à rapprocher les conditions ? Telle est maintenant la question que nous posons à l’anthroposociologie.