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ques-uns puissent relever la tête pour regarder le ciel et scruter l’horizon. Le loisir est aussi nécessaire à l’esprit humain, pour qu’il fleurisse, que l’oxygène à la plante. Les loisirs que ses privilèges créaient à la classe noble en faisaient donc le foyer désigné des inventions civilisatrices. Ajoutons que, comme elle est faite pour créer, une classe noble est plus évidemment encore faite pour conserver. Précisément parce qu’elle se recrute toujours dans le même cercle de familles, unies dans le culte d’un même idéal, elle n’est pas exposée à perdre ce qu’elle a acquis : le respect des aïeux lui commande la sauvegarde de leurs œuvres. Qu’elle soit enfin, pour ces mêmes œuvres, en même temps qu’un instrument de conservation, un instrument de propagation, il est aisé de le comprendre. Que faut-il pour qu’une pratique se répande, pour qu’une idée se développe à l’intérieur d’une société ? Que celui qui l’a inventée trouve des imitateurs. Mais que faut-il pour qu’il soit imité ? Qu’il soit connu et respecté, qu’il oriente toutes les activités en fixant tous les regards[1]. Or, n’est-ce pas là précisément le cas des noblesses ? Les peuples se contemplent et se mirent, en quelque sorte, en elles : elles fixeront les « opinions à répandre », elles détermineront l’idéal. De toutes façons donc elles lui sont nécessaires : grâce à leurs privilèges, elles l’élaborent ; en vertu même de leur pureté elles le conservent ; et par leur prestige elles le propagent. Privilège, pureté, prestige des aristocraties, voilà les trois branches du trépied qui porte les civilisations.

En veut-on des preuves par le fait ? L’histoire démontre clairement, d’après l’anthroposociologie, qu’une civilisation vacille et décline rapidement, là où viennent à lui manquer ces supports naturels. Quand leur noblesse disparaît, c’est que l’heure de la déchéance générale a sonné pour les peu-

  1. V. Tarde, Les transformations du pouvoir, 1899, p. 74, 199 (Paris, Félix Alcan).