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séculaires ne se déposeraient-elles pas dans les cerveaux sous la forme de facultés innées ? Il y a donc tout lieu de croire que les enfants de castes différentes ont « dans le sang » comme l’on dit, l’un l’aptitude à la méditation, l’autre le goût de la guerre, celui-ci le don du commerce, et celui-là, enfin, l’instinct des métiers serviles. L’immobilité du monde hindou conserve pour notre édification ces échantillons précieux que l’anthroposociologie recherche en vain dans notre monde trop agité.

Mais ici encore l’hypothèse se laissera-t-elle vérifier avec précision ?

Des difficultés préalables nous arrêtent. Le régime des castes a un caractère fâcheux. Il cache ses meilleurs effets et dérobe son excellence au contrôle. Il est comme un armurier fameux dont on ne pourrait essayer les armes : ces qualités héréditaires qu’il forge dans l’ombre, il les empêche de luire au soleil, de se manifester clairement, de faire leurs preuves. Et en effet, pour prouver péremptoirement la réalité des spécialisations constitutionnelles, il faudrait démontrer, par exemple, que les fils des Brahmanes sont inaptes à manier l’épée, ou les fils des Kshatriyas inaptes à manier la plume. Or, c’est précisément à cette démonstration que le régime des castes se refuse, puisqu’il ne met jamais, par principe, la plume aux mains du fils des Kshatriyas, l’épée aux mains du fils des Brahmanes. Il spécialise a priori les enfants des diverses castes : il nous empêche ainsi de prendre la mesure de leurs facultés personnelles. De quel droit prétendre que l’enfant des castes serviles est congénitalement incapable de guerroyer ou d’interpréter les Védas, puisque, en fait, il n’est jamais mis « au pied du mur » ? Qui sait combien le régime des castes laisse ainsi, dans ses basses classes, de talents inutilisés, et inversement, dans ses hautes classes, combien de non-valeurs respectées ? La répartition héréditaire des fonctions nous cache la répartition naturelle des facultés.