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faire une si belle fortune, que « la question de race prime tout », que tant valent les races, tant valent les peuples, et qu’enfin, comme la destinée des individus par leur constitution physique, la destinée des nations est déterminée par leur composition ethnique.

Et à vrai dire, on s’est vite aperçu que, sous sa forme nationaliste, cette philosophie des races était scientifiquement intenable. C’est au moment où elle était bannie du cabinet des savants, remarque M. Darlu[1], que nous avons vu l’idée de race descendre dans la rue. On se rend compte en effet qu’il est vain de fonder sur des identités biologiques les unités nationales, et de dériver le génie d’un peuple d’une prédisposition ethnique : par la raison que partout, plus ou moins rapidement, les nations se sont constituées au mépris des différences de souches. Elles sont toutes « métisses, cent fois métisses », s’écrie M. de Gobineau[2]. Il se peut que la communauté de sang ait été le lien nécessaire des sociétés primitives ; mais la civilisation consiste précisément dans la dissolution de ces premières sociétés, étroites et jalouses. Toutes ses vagues passent sur leurs frontières. Elle brasse incessamment et mêle intimement les matériaux les plus hétérogènes. Dans ces grands dépôts d’alluvions qui sont les nations modernes, la philosophie des races cherche en vain l’unité de composition ethnique nécessaire à ses spéculations. — Aujourd’hui, c’est un anthropologiste qui en fait l’aveu[3], — entre race et nation il n’y a plus aucun rapport.

Mais l’anthroposociologie proprement dite évite ces errements : elle se débarrasse résolument des identifications dangereuses. Elle ne confond plus les races avec les nations, mais à l’intérieur des nations mêmes, elle espère distinguer, par

  1. Discours au Congrès des Sociétés savantes, de 1898, p. 24.
  2. Essai sur l’inégalité des races humaines, I, p. 219. Cf. La Philosophie de l’antisémitisme, dans nos conférences Pour la Démocratie française.
  3. Topinard, Éléments d’anthropologie générale, p. 213.