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système de défense que nous avons présenté, on a pu en reconnaître, à différents moments, la présence efficace. C’est au nom des valeurs posées par ce sentiment que nous nous félicitions par exemple de la différenciation organique, qui s’opère au-dessous de la conscience comme pour en rendre le règne possible, tandis que nous nous effrayions de la différenciation sociale, qui serait capable, en s’opérant au-dessus de la conscience, d’en gêner les libres démarches. C’est encore le prix supérieur de la vie spirituelle qui nous paraissait être la racine profonde de l’égale dignité des hommes, au nom de laquelle nous réclamions, contre l’inhumanité de la concurrence, une organisation de la solidarité qui permît à chacun de sauvegarder son âme. Toutes ces « affirmations de la conscience moderne[1] » impliquent l’existence, dans nos sociétés, non seulement d’une volonté de vivre, mais d’une volonté de vivre d’une certaine façon, dans certaines conditions, sans lesquelles il semblerait au plus grand nombre que la vie sociale ne vaut pas la peine d’être vécue. De pareilles affirmations donnent un sens, comme l’on dit, à notre évolution historique. Mais on ne voit pas comment l’étude de l’évolution organique pourrait démontrer qu’elles sont vraies ou fausses, ou plutôt bonnes ou mauvaises. Un système de philosophie générale, en établissant la place, la mission, la dignité essentielle de l’esprit dans l’univers serait peut-être capable de nous apporter, de ces sentiments jouissants, et sans lesquels l’accord des individus semblerait désormais impossible dans certaines sociétés, une justification plausible. Mais entre les jugements de réalité qu’on peut extraire de la science naturelle et les jugements de valeur que ces sentiments supposent, il semble qu’il n’y ait pas de mesure commune. De ceux-là pour ou contre ceux-ci on ne peut rien conclure.

  1. C’est le titre significatif du livre récent de M. Séailles (Paris, Colin, 1903).