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sociétés humaines en général et ces sociétés en particulier. Il n’est donc pas étonnant qu’on lui laisse pour compte ses prédictions pessimistes ; ce sont des leçons d’audace que fournit, si on le lit bien, le registre des essais multipliés par la nature tout le long de l’évolution ; dans le milieu tout spécial que notre civilisation a constitué, il est naturel que la démocratie s’essaie à faire vivre des espèces encore inconnues.

Mais où l’incompétence de cette morale scientifique se manifeste encore plus clairement, c’est lorsqu’il s’agit d’apprécier les fins que nous proposons à notre civilisation. On nous invite à nous conformer à telle ou telle loi, parce qu’elle exprime, nous dit-on, les conditions de la santé, de la prospérité, du progrès des organismes. Or, pour l’orientation de notre conduite, ce sont là des lumières insuffisantes. Il y a sans doute autant de critères de la santé, autant de mètres du progrès qu’il y a d’espèces. Dans tous les cas ceux qui conviennent aux espèces animales ne sauraient s’appliquer tout uniment aux sociétés humaines. « Nous sommes créés, a dit un poète-philosophe[1], pour transformer ce que nous absorbons des choses de la terre en une énergie particulière et d’une qualité unique sur ce globe. Nul être, que je sache, n’a été agencé pour produire comme nous ce fluide étrange, que nous appelons pensée, intelligence, entendement, raison, âme, esprit, puissance cérébrale, vertu, beauté, justice, savoir : car il possède mille noms, bien qu’il n’ait qu’une essence. » Ce serait l’office propre et comme la mission de l’humanité que de faire régner sur le monde ces forces originales.

Sous des formes diverses il serait aisé de reconnaître, au centre des théories morales qui insistent sur ce qui est dû à la dignité humaine, le même sentiment idéaliste. Dans le

  1. Mæterlinck, La vie des abeilles, p. 304.