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dans leurs prévisions, les diverses conditions humaines de la vie sociale, les moyens d’action et les mobiles d’action, les facultés pratiques et les facultés critiques qui sont propres aux hommes. Ils oublient la machine et ils oublient la loi. Ils oublient, et les puissances croissantes de l’activité collective, et les exigences croissantes de la conscience publique, qui reconnaît de plus en plus de droits à toutes les personnalités.

C’est cette espèce de parti pris de ne pas voir les formes et les forces spéciales aux sociétés qui engendre tant de malentendus. C’est à cause de cette Einseitigkeit que ceux qui étudient les phénomènes sociaux en eux-mêmes, et non plus à travers le prisme des analogies biologiques, se trouvent amenés à proclamer qu’il y avait plus de vérité relative dans les distinctions du spiritualisme que dans les confusions du naturalisme[1]. Du moins faut-il maintenir que les sociétés humaines sont des formations intermédiaires entre celles de la nature et celles de l’esprit, tantôt plus rapprochées, tantôt plus éloignées, suivant les différentes phases de leur histoire, de l’un ou l’autre de ces deux pôles. Et peut-être ce qui caractériserait le mieux le mouvement démocratique, ce serait la volonté de conformer de plus en plus, en poussant aussi loin que possible le respect des personnes, l’organisation sociale aux vœux de l’esprit.

On comprend mieux maintenant combien il était décevant d’attendre, d’une morale « scientifique » assise sur la biologie, qu’elle jugeât en dernier ressort du bien ou du mal fondé des aspirations égalitaires. En réalité le juge ainsi intronisé était incompétent, d’une incompétence double. La science ainsi comprise était incapable de fixer, pour nos sociétés, ce qui est désirable, et même de délimiter ce qui est possible.

  1. V. Durkheim, Div. du trav., p. 389 (Paris, F. Alcan).