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II

Comment une pareille duplicité d’attitude est-elle possible ?

Elle s’explique par la « duplicité » essentielle des sociétés humaines, par leur caractère ambigu. Elles vivent et évoluent entre deux règnes. C’est précisément ce qu’oublie la sociologie qui fournit aux antidémocrates leur provision d’arguments « scientifiques », — la sociologie naturaliste. Il ne faut pas dire en effet que ses thèses soient radicalement fausses. Elles sont vraies à moitié. Et c’est cela même qui les rend si fertiles en équivoques. Nul ne conteste par exemple que dans les sociétés humaines comme chez les espèces animales, l’hérédité continue d’opérer, les travaux de se diviser, les aliments d’être disputés. En ce sens, il n’est pas étonnant que les lois découvertes par les naturalistes — Lamarck, ou Milne-Edwards, ou Darwin — s’appliquent, par un côté, au monde humain. Il était utile, pour réagir contre l’orgueil isolant du spiritualisme, de relever méthodiquement l’empreinte de ces lois sur les sociétés, et de faire ressortir les analogies qui les rapprochent des organismes.

Mais le rapprochement devient dangereux, si on le pousse au point de méconnaître la spécificité des termes. Nous l’avons rappelé : le défaut capital de la vague philosophie évolutionniste dont le succès a suivi le progrès des sciences naturelles, c’est qu’elle incline les esprits à tout confondre à force de tout rapprocher. Ils oublient facilement ainsi qu’il y a des plans différents et comme des étages successifs dans le développement de l’être, et qu’à chaque étage il apparaît du nouveau, qui recule les limites du possible et change les modes du désirable. C’est cette faute que n’évitent pas ceux qui se laissent guider, en matière politique, par la sociologie naturaliste. Ils négligent de faire entrer en ligne de compte,