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nos activités, il deviendrait en effet de plus en plus difficile de réserver à chaque individu le strict produit de son travail. En tous cas, à mesure que nous prenons une conscience plus nette de ce qui est dû à la collaboration de tous, il deviendrait de plus en plus impossible moralement, et de plus en plus dangereux pour la consistance du lien social, de ne pas avouer que chacun naît avec un droit minimum sur le patrimoine collectif de la civilisation. Il importe donc que des mesures de solidarité atténuent, partout où la nécessité s’en révèle, l’inhumanité de la concurrence sans frein, et sauvegardent ainsi, pour tous, les droits essentiels de la personne humaine.

Or ces préoccupations, directrices de l’effort démocratique, sont sans aucun doute étrangères à la nature. On ne la voit pas, au sein des organismes, faire échec à la différenciation par la complication, dans l’intérêt des unités composantes. Et là même où la solidarité se montre, dans les sociétés animales les mieux organisées, il ne semble pas qu’elle gravite autour de cet idéal : le respect de l’égale dignité des associés. Les sociétés démocratiques reconnaîtront donc, en ce point, qu’elles cherchent à aller plus loin et plus haut que la nature. Non seulement elles retiennent, de préférence à d’autres, certaines de ses tendances ; mais en les prolongeant, elles les plient à des desseins inconnus. Elles tentent décidément d’autres voies. Et c’est pourquoi elles échappent désormais à la compétence de la biologie. En vain, pour les arrêter, dresserait-on maintenant sur leur route telle ou telle loi de l’évolution organique ; elles passent au-dessus ; elles se meuvent dans un autre plan.

Et c’est ainsi que l’esprit démocratique, tout à l’heure protestant qu’il suivait docilement la nature, déclarera maintenant qu’il veut en effet la dépasser. Tour à tour cédant et résistant, tantôt il semble dire à la science de la vie : « J’applique tes lois », tantôt : « Tes lois ne s’appliquent pas à moi. » C’est un Noli me tangere après un Fiat voluntas.