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production prend un caractère collectif et notre morale un caractère individualiste.

C’est entre ces deux affirmations que le solidarisme jette une arche ; c’est sur ces deux piliers qu’il édifie, pour les sociétés modernes, la déclaration des devoirs.

Il est donc vrai que c’est l’individualisme qui fournit son nerf moral au solidarisme, mais un individualisme décidément rectifié par ce que M. Renouvier appelait « l’idée sociale, » elle-même fortifiée chaque jour par le progrès de la sociologie. On sait que les adversaires de l’individualisme affectent volontiers de le confondre avec l’égoïsme et d’y voir on ne sait quelle hypertrophie du moi. Il est aisé sans doute de leur répondre que ce péché n’est à aucun degré celui de la grande doctrine qui s’élaborait à la fin du xviiie siècle[1]. Ses fondateurs distinguaient formellement entre l’individualité et la personnalité ; entre ce qui isole et divise, et ce qui rapproche et identifie les hommes entre les appétits de conservation propre et les facultés de communion universelle. Et c’est de celles-ci seulement qu’ils prêchaient le culte.

Mais il faut reconnaître que de faux dieux ont souvent usurpé, dans l’esprit des hommes, la place de ces dieux véritables. Sous le couvert des principes individualistes, on a vu se déployer des sentiments essentiellement antisociaux : l’ambition de l’homme d’affaires, le dédain du dilettante. Et celui-là semblait dire : « Chacun pour soi. Au nom de l’égale liberté, laissez-nous lutter sans intervenir. Et tant pis pour ceux que ma puissance écrase ! » — « Chacun chez soi, semblait dire l’autre. Au nom de mes devoirs envers moi-même, il importe que je me détourne des foules. Le culte du moi veut être célébré dans l’isolement.  » Au confluent

  1. V. H. Michel, L’Idée de l’État. Cf. dans les Bulletins de la société de philosophie, août 1901, la discussion sur la doctrine pol. de la démocratie.