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hausser à la direction du monde certaines tendances de celui-là, aussi naturelles que leurs concurrentes, mais souvent opprimées par elles.

Mais combien aussi la constatation de pareils faits serait insuffisante pour la constitution d’une morale, nous ne l’avons pas dissimulé. Il est trop clair et que la nature donne d’autres leçons que des leçons d’assistance mutuelle ou d’harmonie spontanée, et que l’interdépendance naturelle des êtres, que nous traduisons par l’expression morale de solidarité, est loin de leur répartir toujours les biens et les maux conformément à la justice. Il a fallu l’avouer : la solidarité de fait est le plus souvent « ajuste ». Et que nous soyons aussi intimement unis que les cellules d’un même corps, cela ne suffit pas encore à nous apprendre comment nous devons nous traiter les uns les autres[1].

En réalité, s’il émeut aujourd’hui les âmes, la force persuasive du solidarisme lui vient d’ailleurs. Et loin qu’il l’emprunte à des analogies naturalistes, c’est bien plutôt en attirant l’attention sur les conditions humaines du progrès qu’il force la conscience publique à réfléchir. De plus en plus, à mesure que la division du travail se raffine et se complique, nos activités s’entremêlent intimement : de plus en plus, à mesure que la civilisation multiplie les moyens d’actions extérieurs à l’individu, la part qui revient à celui-ci est malaisée à délimiter strictement. D’autre part, plus nos sociétés deviennent « conscientes », plus nous attachons de prix à la vie spirituelle, à la dignité morale, à l’égalité essentielle des individus, et plus nous reconnaissons qu’une société s’aliénerait fatalement aujourd’hui le respect de ses membres si elle ne faisait effort pour garantir à chacun d’eux les droits primordiaux de la personne humaine.

En un mot on peut affirmer que de plus en plus notre

  1. V. Philos. de la solid., p. 10 sqq. (Paris, F. Alcan).