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vrais créateurs de la richesse générale, et de rester les plus dénués, eux qui sont les plus utiles. Ils se plaignent encore que, fussent-ils les moins utiles en effet, tant d’êtres humains ne puissent avoir leur juste part de cette œuvre collective qu’on nomme la civilisation, et dont le bienfait devrait se répandre sur tous. Que donc le maximum d’avantages reste réservé aux plus forts, si cela est nécessaire pour stimuler leur activité dans l’intérêt de la production générale. Mais qu’un minimum du moins reste assuré même aux faibles. C’est le seul moyen, dans une civilisation où toutes les activités individuelles sont si intimement emmêlées, de garantir les consensus indispensables, et d’entretenir au cœur du peuple ce sentiment, que la vie sociale vaut la peine d’être vécue.

De ce point de vue, on comprend que la démocratie ne demande plus seulement une extension ou une réglementation, mais vraiment une « atténuation » de la lutte[1]. Son idéal ne se réduit plus à ce que toutes les facultés naturelles soient également admises à la concurrence et justement classées suivant leur valeur sociale. Elle souhaite encore que, si les conséquences de ce régime sont funestes à la majorité et vraiment inhumaines, on fasse tout le possible pour les enrayer. Elle ne réclame plus seulement qu’on supprime les anciennes barrières prohibitives, mais s’il le faut, qu’on dresse de nouvelles barrières protectrices. S’en tenir strictement au droit au produit intégral du travail, c’est encore laisser passer, tout codifié qu’il soit, le droit du plus fort ; jusque sous les règles du concours, la guerre reste la loi de la vie[2]. Et l’intérêt social le plus manifeste commande sans doute — en attendant de nouveaux progrès de l’organisation économique et des dispositions morales, — la conser-

  1. V. Richard, Social. et sc. soc., Introd. et Conclusion.
  2. Cf. Élie Halévy, Hodgskin, p. 203.