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vidus doit singulièrement plus à la société que telle autre. Si l’outillage social est indispensable à tous les hommes, ils en jouissent très inégalement. Ils peuvent en tirer d’autant plus de profit, en somme, qu’ils possèdent des moyens d’action plus puissants et plus variés, qu’ils disposent d’un capital plus considérable. Mais quant à ceux qui ne possèdent « que leurs bras », qui n’ont de moyens d’existence qu’autant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital, peut-on soutenir que leur dette est de même importance ? N’est-il pas des circonstances où elle devient une quantité négative ? Dette le livre, nous disiez-vous, et dette l’outil. Mais le livre, on nous l’a arraché des mains avant que nous ayons eu le temps de l’achever ; l’usine nous a enlevés à l’école et nous enlève au foyer. Quant à l’outil, il a grandi, il s’est perfectionné, mais il ne nous appartient plus. C’est par nous, non pour nous que la machine travaille. Collective de sa nature, elle reste propriété individuelle. Et des appropriations de ce genre condamnent toute une classe à une vie précaire, perpétuellement menacée, oscillant de l’épuisement du surtravail à l’angoisse du chômage[1]. S’il en est ainsi, il faut bien reconnaître que l’outillage commun ne rapporte pas les mêmes profils à tous. Si nous naissons tous, créanciers et débiteurs de la société, il faut reconnaître que le rapport de la créance à la dette varie singulièrement suivant la classe où nous naissons. « Il y a des débiteurs éternellement insolvables, des créanciers éternellement impayés[2]. » Les comptes sociaux ne seront vraiment réglés que le jour où entre ceux qui ont trop et ceux qui n’ont pas assez, entre privilégiés et déshérités, la société sera intervenue pour établir l’équilibre[3].

  1. V. plus haut, livre II, chap. III.
  2. Bourgeois, op. cit., appendice II.
  3. V. dans le Congrès d’éduc. soc., les discussions qui ont déterminé en ce sens l’évolution du solidarisme.