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quelconque, nous ne pouvons développer, en quelque sens que ce soit, les facultés nécessaires à la transformation des choses, nous ne pouvons entretenir enfin notre vie même, matérielle et spirituelle, nécessaire au développement de ces facultés, sans puiser dans l’immense réservoir que des siècles de civilisation ont rempli. Rien qu’en vivant, en absorbant la première nourriture du corps et de l’esprit, nous avons contracté des dettes. Et ce sont des dettes encore que le livre et l’outil mis à notre service par l’école et par l’atelier.

Et ainsi plus nous avancerons dans la vie, remarque M. Bourgeois[1], plus nous sentirons croître notre dette, car chaque jour un nouveau profit sortira pour nous de l’usage de l’outillage matériel et intellectuel créé par l’humanité. Dans ces conditions, n’est-il pas légitime que la société nous impose de nous libérer par notre activité même, et prélève sur les résultats de cette activité un tribut proportionnel à notre profit ?

Et sans doute le genre de constatations qui a fait surgir devant nous l’idée de cette dette nous interdit la recherche d’une proportion exacte pour chaque individu. Nous savons que tous se tiennent et que tout se mêle, et que, dans ce perpétuel échange d’influences qui constitue la vie, rien n’est plus malaisé que de démêler ce qu’apporte et ce que reçoit chacun, de fixer sa créance et sa dette. Le bilan individuel est à vrai dire impossible à dresser. « Il est impossible à qui que ce soit sur la terre de faire le compte de qui que ce soit[2]. » Toutefois, du milieu même de cette impuissance, une réflexion se dégage, qui s’impose à l’attention et commande à l’action ; et c’est qu’en matière de dette sociale il existe des classes. C’est que s’il est impossible d’évaluer dans le détail ce que doit tel ou tel individu, il est impossible aussi de méconnaître que, dans l’ensemble, telle catégorie d’indi-

  1. Solid., 3e édit., p. 119.
  2. Ibid., Appendice.