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II

Lors donc qu’elle proclame « à chacun suivant ses œuvres », la démocratie ne demande rien qui ne soit conforme aux enseignements de « la justice selon le darwinisme[1] ». Travailler à ce que tous les individus soient mis à même de se mesurer, et à ce que les avantages dont ils jouissent soient proportionnés aux services qu’ils rendent, c’est sans doute le moyen d’assurer, pour le plus grand bien de l’ensemble, le triomphe des meilleurs.

Mais est-il vrai que cette formule de la justice, qui semble satisfaire à la fois à l’individualisme et à l’utilitarisme social, exprime exactement la pensée dernière, le vœu intime de la démocratie ? N’apparaît-elle pas plutôt, dans la dialectique des aspirations égalitaires, comme une concession provisoire, un compromis, une sorte de pis-aller ? Peut-être, lorsque les défenseurs de ces aspirations s’attachent à montrer qu’elles ne contrarient en rien les tendances de la nature, cèdent-ils au plaisir de suivre leurs adversaires sur le terrain que ceux-ci ont choisi et de les battre avec leurs propres armes : « Vous prétendez, semblent-ils dire, que le nouveau naturalisme justifie votre libéralisme traditionnel. Mais en réalité, dans les sociétés humaines, pour que les individus concourent à armes égales, il faut des interventions incessantes de la collectivité. C’est donc nous qui marchons dans le sens du progrès naturel ».

Mais nous savons qu’il faut se défier de ces arguments retournés. Il est vraisemblable que les sociétés démocratiques, en prenant une conscience chaque jour plus nette des conditions humaines de la lutte pour la vie, conçoivent le progrès à leur manière et cherchent à imposer un certain sens

  1. C’est l’expression de M. Novicow, Annales de l’Institut de soc., Tome I.