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les individus peuvent tenter toutes les chances, sans rencontrer d’autres limites que celles de leurs propres forces. La loi ne connaît plus de privilégiés. Mais on sait assez que « le dernier privilège héréditaire », la richesse, produit sur plus d’un point des effets analogues à ceux des privilèges patentés. N’arrive-t-il pas souvent, aujourd’hui, remarque M. de Seilhac, qu’un fils, reçoive, en héritage de son père, l’autorité absolue sur plusieurs milliers d’ouvriers d’usine, la possession, pourrait-on dire, de ces milliers d’ouvriers ? Nous rions de ces enfants de seize ans qui recevaient en héritage, sous l’ancien régime, le commandement d’un régiment[1]. La transmission des situations par le canal des richesses aboutit pourtant encore à des intronisations aussi peu « naturelles ». S’il n’est pas sûr que l’hérédité physique transmette aux fils la supériorité réelle du père, il est sûr que l’hérédité sociale permet à des fils inférieurs de vivre comme s’ils étaient supérieurs[2].

En ce sens, une société qui fait respecter un pareil régime ne se prive-t-elle pas volontairement du bienfait de la sélection progressive ? Ses lois montent la garde autour de la fortune acquise, du haut de laquelle des générations, même si elles ne sont remarquables que par les qualités perdues, même faibles de corps, même faibles d’esprit, continueront peut-être à narguer « les plus forts, les plus aptes, les mieux doués », pourtant vaincus d’avance. En un mot, l’inégalité des moyens sociaux empêche les facultés personnelles de se mesurer en toute liberté, sans appoints antérieurs. Elle entretient malgré tout des différenciations de classes, qui pèsent sur la répartition des avantages et des fonctions. Dans une société ainsi différenciée, il est paradoxal de soutenir que règne la « libre concurrence » : l’inégalité rend cette liberté même illusoire.

  1. Syndicats, Fédér., p. X, XI.
  2. V. plus haut, p. 102-110.