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pour la nourriture entre les divers éléments : chacun d’eux en reçoit plus ou moins selon qu’il remplit plus ou moins de devoirs, selon qu’il est plus ou moins utile à l’ensemble. Et ainsi la justice naturelle opère la distribution la plus conforme à l’intérêt général. Il importe qu’une règle pareille soit respectée dans les organismes sociaux, pour que tous les éléments y rendent leur maximum d’effet utile. Mais est-il vrai que notre système de répartition respecte cette règle ? Par diverses voies, la richesse détenue n’assure-t-elle pas à ses détenteurs mille pouvoirs sociaux hors de proportion avec leur activité propre ? Les modes de l’appropriation ne permettent-ils pas des accumulations de profits sans rapport avec la peine déployée ? Les plus grands bénéfices reviennent-ils aux efforts les plus utiles ? Le spéculateur ne gagne-t-il pas d’ordinaire plus que l’industriel, le concessionnaire plus que l’inventeur, l’actionnaire plus que l’ouvrier[1] ? Stuart Mill a pu aller jusqu’à dire que la rémunération dans nos sociétés semblait être le plus souvent en raison inverse du travail. Comment croire, avec une pareille organisation de la répartition, que les concurrents se trouvent justement rétribués et exactement classés d’après le rendement qu’ils auront obtenu de leurs dons naturels.

Au surplus — Laveleye le faisait dès longtemps observer à Spencer[2] — quelque chose fausse complètement l’application de la loi darwinienne aux sociétés civilisées : « C’est le régime de l’accumulation et de la succession des biens.  » Là où une institution quelconque assure aux uns et interdit aux autres, a priori et sans concours, certaines situations, comment peut-on parler encore d’universelle concurrence et de sélection naturelle ? On répondra que, dans nos sociétés modernes, il n’y a plus d’ambition interdite a priori ; tous

  1. Cf. Belot, art. cité, p. 206.
  2. Loc. cit., p. 385.