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des inventions qui déterminent l’évolution de l’industrie et l’évolution même de la guerre, — l’invention de la charrue, de la boussole, de la poudre, — il serait difficile de démontrer en quoi la pression de la concurrence était nécessaire à leur élaboration. Les idées fécondes se livrent souvent à des esprits qu’aucun instinct de rivalité n’anime. Aussi bien que par la lutte, l’activité de l’homme se surexcite par l’amour et se déploie dans la paix[1].

Au reste, s’il est vrai que la concurrence sollicite en effet et développe bien des énergies qui sans elle seraient restées au repos, y a-t-il toujours lieu de s’en réjouir pour le progrès véritable de l’humanité ? On va répétant que la libre concurrence fait passer au premier plan les membres de la société « les plus aptes » et qu’ainsi, imitant à sa façon les effets de la lutte pour la vie dans le monde animal, elle perfectionne à n’en pas douter le monde humain. Mais on sait quel nid d’équivoques se cache dans cette formule : le succès des plus aptes. Les plus aptes sont-ils toujours les meilleurs ? Déjà, lorsqu’il s’agit du concours des variétés dans l’évolution biologique, les naturalistes reconnaissent aujourd’hui combien il est difficile de faire passer la survivance pour un signe de supériorité absolue ; ils avouent que le succès de telles ou telles formes organiques, — adaptées sans doute à certaines circonstances particulières, mais déviées, simplifiées, atrophiées, — correspond à une rétrogradation générale de l’espèce. Tout de même, dans l’évolution des sociétés, certaines circonstances particulières peuvent favoriser le succès de tel type d’homme, qui ne dominerait qu’aux dépens du progrès général. Le régime dont nous venons de rappeler les principaux traits ne se prête-t-il pas, précisément, à des adaptations régressives de ce genre ? S’il est vrai que le trop grand

  1. V. Tarde, Opposition (Paris, F. Alcan), p. 370. Psych. éc., II, p. 76-87. Cf. Woltmann, op. cit., p. 158.