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variable. Beaucoup des incompatibilités en question ne se révèlent que progressivement, au fur et à mesure que la conscience collective devient plus exigeante et comme plus susceptible. C’est ainsi, remarque M. Richard[1], que la vie sociale du sauvage n’est pas détruite par la pratique du cannibalisme ; la vie sociale des sociétés grecques ne fut pas suspendue par l’esclavagisme ; la vie sociale au moyen âge se montra compatible avec la spoliation systématique des cultivateurs au profit de la classe militaire et de la classe théocratique. Dans nos sociétés de pareilles pratiques ne sont plus permises. Non seulement nos codes ne consacrent pas, mais ils prohibent ces formes de la lutte. Nous jugeons que leur présence rendrait l’accord social intenable. Notre idée du droit a gagné en extension en même temps qu’en compréhension. Nous reconnaissons des droits à plus d’hommes, et en même temps nous leur reconnaissons plus de droits. Nous déclarons égaux devant la loi tous les individus, quelle que soit leur origine et leur profession, qui composent une société ; et en même temps nous augmentons le nombre des lois destinées à la sauvegarde de l’individu.

Est-ce à dire que nous ayons atteint dès aujourd’hui le maximum des atténuations possibles ? Le régime de la libre concurrence, assurant l’égale liberté des compétiteurs, serait-il, comme beaucoup l’ont pensé, le régime idéal et définitif, auquel on ne saurait toucher sans arrêter l’ascension de tout l’ensemble ? Il est clair que cette forme de la lutte marque un progrès sur les formes antérieures. Impliquant des échanges débattus de produits ou de services, elle implique aussi, non seulement l’ajustement des travaux divisés, mais l’obéissance à de nombreuses règles communes. « Elle suppose, dit M. Tarde, en même temps qu’une contrariété partielle des vœux et des efforts des concurrents, une solidarité générale

  1. Ibid., p. 66.