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insatiables, et par suite perpétuellement inquiets. Sur leurs conquêtes d’hier, ils rêvent à des conquêtes nouvelles, et visent un superflu qui demain leur sera nécessaire. Dans ces conditions, comment pourraient-ils relâcher leur effort ? Leurs progrès mêmes ne cessent de les aiguillonner sans merci. C’est ainsi que les sociétés supérieures exaltent tous les désirs, de l’âme en même temps qu’elles exploitent toutes les ressources du globe, donnant l’exemple d’une suractivité fiévreuse qui tend, jusqu’à les rompre, tous les ressorts de l’énergie humaine. La civilisation y avive la concurrence, par la nouveauté même et la variété des visions qu’elle fait planer au-dessus de la vie.

Le spectacle a de quoi faire réfléchir. L’universelle mêlée des efforts surtendus effraie. On en arrive à se demander s’il n’eût pas mieux valu, pour la paix de l’humanité, qu’elle se limitât à des besoins plus modestes, quitte à se contenter d’une civilisation moins complexe. On loue les sages de l’Orient, heureux d’une natte, d’une cruche et de quelques dattes.

Mais il faut se souvenir d’abord qu’une civilisation compliquée, si elle avive la concurrence, bien loin d’exiger l’élimination du plus grand nombre, en facilite au contraire la survie. Car il faut qu’une civilisation soit compliquée pour que soit assurée, en même temps que le rendement maximum des forces naturelles, l’application de la plus grande quantité et de la plus grande variété possible de capacités humaines. La multiplication même des besoins décuple l’intensité de la production et spécifie ses organes. Ainsi sont augmentées pour chacun les chances de trouver, en même temps que l’emploi de ses forces, l’entretien de sa vie. Ce sont en un mot les sociétés industrialisées qui sont les plus capables de promettre « de quoi vivre » aux masses les plus nombreuses.

Il faudrait ajouter que ce n’est pas seulement à la vie matérielle, mais à la vie spirituelle qu’elles offrent le plus d’ali-