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l’application de la sélection naturelle peut être totalement faussée. Des privilégiés seront sauvés peut-être par l’organisation sociale, que la nature aurait indubitablement condamnés ; l’inégale distribution des propriétés troublera le juste concours des facultés.

« Dans le monde animal, disait Laveleye[1], la destinée de chaque être est déterminée par ses qualités personnelles. Dans les sociétés civilisées, un homme obtiendra la première place ou la plus belle femme parce qu’il est noble et riche, quoiqu’il puisse être laid, paresseux ou imprévoyant, et c’est lui qui perpétuera l’espèce… Le riche mal constitué, incapable, maladif, jouit de son opulence et fait souche sous la protection des lois. » En un mot, il est douteux que l’organisation sociale réserve toujours ses faveurs aux mieux doués, et proportionne exactement les puissances extrinsèques et transmissibles aux facultés congénitales ; bien plutôt il est à craindre qu’elle ne se prête à la conservation et à la multiplication d’individus qui devraient être éliminés dans l’intérêt de l’espèce, s’il est vrai, comme l’expérience semble le prouver, que le privilège même est l’amorce de la dégénérescence[2].

L’appauvrissement physiologique de la plupart des aristocraties nous a démontré qu’une situation privilégiée, tendant au monopole des divers moyens de défense, abâtardit les races au lieu de les fortifier. Lors même que cette situation serait la conséquence d’une supériorité originelle, elle risque, en passant de génération en génération, de devenir une cause d’infériorité croissante. Elle soustrait à la sélection certaines familles, qu’elle fait survivre aux dépens de l’ensemble. Les phénomènes qui se déroulent alors rappellent de singulièrement près, nous fait-on observer, les effets fâcheux du

  1. Socialisme contemp., Appendice, p. 384-387.
  2. V. plus haut, p. 88.