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Ce sont en effet les êtres les plus semblables, ressentant les mêmes besoins, qui se disputent le plus âprement le même fond. Une concurrence incessante les met partout aux prises. Et si les plus forts n’absorbent pas ici les plus faibles, ils ne les éliminent pas moins en les affamant. C’est à une lutte de ce genre que pensait Malthus, et c’est, semble-t-il bien, à elle aussi que Darwin assigne le plus grand rôle dans l’évolution[1]. C’est cette lutte entre semblables qu’exige en quelque sorte son hypothèse sur l’origine des espèces. Les êtres se sont spécifiés parce qu’il leur était avantageux de devenir différents les uns des autres ; leur divergence diminue leur concurrence, qui est à son maximum là où la similitude est parfaite.

Mais, quelque nécessaire que paraisse être cette idée au système de Darwin, est-elle vérifiée par les faits ? Kropotkine nous fait remarquer[2] que, d’ordinaire si prodigue d’exemples, Darwin ne trouve sur ce point rien de probant à citer. Le même auteur nous raconte comment, dans les observations qu’il fit sur la faune de la Sibérie, il fut étonné de ne pas saisir à l’œuvre cette concurrence pour les subsistances que le darwinisme lui faisait attendre. Certes il vit les êtres éliminés en grandes masses, mais par l’action des intempéries plutôt que par celle de la faim. C’est la lutte contre les éléments plutôt que la lutte pour l’aliment qui semble décider du sort des animaux.

En tous cas, on les trouve rarement réduits à se disputer les dernières subsistances. C’est que les deux conditions postulées par la théorie de Darwin sont rarement réalisées. D’une part, le nombre des membres d’une même espèce capables d’entrer en conflit est moins grand que le calcul des naissances le fait prévoir ; car beaucoup de ceux qui naissent

  1. Origine, p. 76.
  2. Mut. Aid, p. 61.