Page:Bouglé - La Démocratie devant la science, 1904.djvu/214

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Défions-nous seulement des illusions auxquelles prête cette formule : « la survie des plus aptes ». On semble croire parfois qu’elle nous livre, en même temps qu’une explication universelle du progrès, un criterium définitif de la perfection. On traduit souvent « les plus aptes » par « les plus forts » ou « les meilleurs » comme si l’aptitude à survivre, l’adaptation, correspondait nettement à des qualités déterminées, susceptibles de s’accumuler toujours dans le même sens, et d’entraîner ainsi une ascension ininterrompue des êtres. Mais il faut se rendre compte que selon la diversité des circonstances, des qualités très différentes peuvent assurer le succès.

L’étude du processus de la sélection sexuelle nous l’a rappelé à propos : il faudrait se garder de croire qu’il n’y a qu’une sorte d’attitudes ou de caractères qui soit avantageuse : il y aurait lieu de distinguer déjà entre les dons utiles pour la survie individuelle et les dons utiles pour la perpétuation de la race. Nous avons vu que les armes qui triomphent dans la lutte pour la vie ne sont pas toujours les mêmes qui triomphent dans la lutte pour l’amour. Sans doute les défenses ou les cornes servent à la fois contre le rival et contre la proie. Mais les superbes bois du cerf ralentissent sa fuite. Les couleurs éclatantes du paon le désignent aux chasseurs. Les rémiges du faisan argus, qui prennent tout leur développement dans la saison d’amour, arrêtent presque complètement son vol : il devient prisonnier de sa beauté. Il est clair en un mot que dans beaucoup de cas les mâles n’ont acquis les ornements qui les distinguent qu’au prix d’une perte de forces et d’une augmentation de risques[1]. Ce qui prouve déjà qu’il y a plus d’un mètre pour le progrès et que tels caractères pourront être déclarés tour à tour, suivant les points de vue, supérieurs ou inférieurs.

En réalité il est impossible, dans le système darwinien, de

  1. Darwin, Descend., II, p. 132. Cf. Headley, Problems, p. 164.