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que nombre d’êtres « luttent », suivant le vocabulaire darwinien, sans qu’on puisse assurer qu’ils sont capables du moindre effort. Soutiendra-t-on que les plantes s’évertuent et s’ingénient ? Elles sont triées pourtant par la sélection, tout comme les animaux. Bien plus, le même vocabulaire s’applique et convient aux minéraux eux-mêmes. On peut parler avec Huxley de la sélection des grains de sable qui s’amoncellent en dunes, par l’action des vagues[1]. On peut dire avec M. de Lanessan qu’une roche, longue à désagréger, a lutté pour son existence contre la mer, contre la pluie, contre les animaux qui ont creusé ses flancs, contre la foudre qui l’a fendue et les arbustes qui ont élargi ses fissures[2]. Pas plus qu’elle n’implique de visée, la théorie de la lutte pour la vie n’implique donc même d’effort. En ce sens on peut soutenir que nulle théorie, pour expliquer le progrès, ne fait plus de place aux coïncidences heureuses, et moins de place aux adaptations cherchées ; nulle n’accorde plus au hasard et moins à la pensée[3].

Mais devons-nous considérer cette théorie comme complète et définitive ? Est-il vrai que les nécessités aveugles travaillent toujours et travaillent seules dans le sens de l’idéal ? Avant de dégager ce qu’a pu nous apprendre, sur ce point, le développement des sciences naturelles depuis Darwin, il nous faut chercher s’il n’y a pas, dans son œuvre même, de quoi combler l’abîme qui vient de s’entr’ouvir sous nos pas entre la nature et l’esprit.

II

Darwin n’a pas seulement analysé le mécanisme de la

  1. L’Évolution, p. 94. C’est à propos de cette métaphore que Darwin félicitait Huxley en lui disant qu’elle était inimitable (Vie et Corresp., II, p. 321).
  2. Lutte pour l’ex. et Évol., p. 5.
  3. Cf. Coe, Nature, p. 26-30.