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ce pas une conséquence du darwinisme que de nous représenter l’évolution des êtres comme indépendante de toute visée ? Ne nous découvre-t-il pas, dans leur ascension, une œuvre toute mécanique, la résultante de frottements et de tassements dans lesquels l’esprit n’a pas à intervenir ?

Nous avons vu en effet qu’on ne peut plus s’y tromper. En constatant que la sélection naturelle était conçue à l’image de la sélection artificielle, Darwin avait averti qu’on ne prît pas à la lettre les personnifications inévitables dont il usait. Et le premier caractère de sa théorie était précisément de rendre inutile ce finalisme auquel on le blâmait de s’attarder. « Son mérite, dit M. Delage[1], c’est d’avoir montré comment on peut expliquer, par des forces aveugles, une harmonie finale qui, jusqu’à lui, semblait démontrer l’intervention d’une intelligence supérieure. » Il se produit bien suivant lui des sélections, des tris, des choix dans la nature, mais spontanément ou pour mieux dire automatiquement, par des concours de forces non dirigées. Le but est touché, mais sans avoir été visé[2].

Il faut aller plus loin. Si peu de gens partagent aujourd’hui l’erreur de Flourens, et accusent ou louent le darwinisme de prêter des vues à la nature, beaucoup semblent admettre qu’il suppose certaines tendances au sein des êtres individuels et enveloppe une sorte de finalisme interne, propice aux réintégrations idéalistes. L’évolution, si elle ne suppose plus un plan providentiel ou préconçu, impliquerait du moins, en chaque être qui lutte, une volonté d’être, une « pensée obscure », un « effort vers la vie[3] ». La théorie darwinienne n’a nullement besoin de ces hypothèses. La preuve en est

  1. Struct. du protopl., p. 371.
  2. La sélection naturelle, dira Weismann, est zweckmässig, mais non zweckthätig (Vorträge, I, p. 63).
  3. V. les lettres de Ch. Richet à Sully-Prudhomme, dans le Problème des causes finales, p. 18-20. Cf. Rauh et Revault d’Allonnes, Psychologie appliquée à l’Éducation, p. 241.