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visite des oiseaux qui doivent transporter leurs graines. Les plantes du désert ont besoin, pour survivre, d’une certaine dose d’humidité. On pourra dire que le gui lutte avec d’autres plantes, en offrant ses graines, pour qu’elles soient disséminées de préférence, à l’appétit des oiseaux. On pourra dire encore que les plantes du désert luttent à qui mieux mieux contre la sécheresse. Mais on voit clairement, Darwin lui-même en fait la remarque[1], que l’expression de lutte est prise ici dans un sens très large et purement métaphorique. Elle nous rappelle seulement la dépendance des êtres à l’égard du milieu. Elle n’implique de leur part aucune tendance antagoniste. Il n’y a plus ici de combat, ni même de concurrence. Il ne subsiste entre les êtres qu’une sorte de concours, et encore sans émulation. Ce sont les circonstances qui choisissent le mieux adapté. Il survit sans effort ; il triomphe sans bataille. La lutte n’est plus seulement indirecte, mais passive.

Il serait déjà permis de soutenir, après ces distinctions, que les commentateurs littéraires du darwinisme ont une tendance à exagérer son caractère tragique. Il n’est pas vrai que tous les êtres « s’entre-dévorent ». L’agression brutale et sanglante n’est pas la règle universelle. La nature n’est pas animée tout entière d’un esprit de haine et d’envie. Le plus souvent, c’est sans se viser et même sans le vouloir, c’est sans animosité et même sans rivalité consciente que les êtres concourent et sont triés par la force des choses.

Mais l’atténuation est mince, et pour être moins dramatique, la conception darwinienne n’en reste peut-être pas, par un autre côté, moins attristante. Le pessimisme véritable consiste peut-être à croire que la pensée n’est dans le monde qu’un accessoire, que l’effort conscient est inutile, que le progrès s’opère sans le secours de l’esprit. Or n’est-

  1. Origine, p. 63.