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tait avec raison sur les rapprochements extra-économiques, sur la participation des individus à un nombre croissant de cercles sociaux ; mais beaucoup de ces rapprochements restent superficiels, si même ils ne restent pas à l’état de purs possibles. Ils ne peuvent exercer réellement, sur un nombre croissant d’hommes, l’influence émancipatrice que nous leur reconnaissions en principe.

M. Novicow[1] nous fait entendre que dans toute société où les groupements partiels et unilatéraux se multiplient, où les domaines des différentes activités sont nettement séparés, où la politique, par exemple, n’empiète pas sur l’économie, ni la justice sur la culture intellectuelle, là règne toute la liberté désirable. Mais à quelle condition cette liberté sera-t-elle une réalité ? Sans doute à la condition que les individus puissent en jouir. Or imaginons que certains d’entre eux soient comme emprisonnés dans un des cercles ainsi distingués et, par exemple, que le mode d’activité économique qui leur est imposé épuise leur temps, leurs forces et leur vie ; pouvons-nous dire encore qu’ils jouissent de toute la liberté désirable ? Ils en jouissent, suivant M. Novicow, si la puissance politique n’intervient, pas pour gêner le déploiement de leur pensée. Bel avantage, si le même déploiement est quotidiennement entravé par la nécessité économique !

Dans un état social où de telles inégalités subsistent, toutes les portes peuvent être ouvertes : la circulation de la foule est arrêtée par des chaînes invisibles. En principe, « n’importe qui peut devenir n’importe quoi » et entrer n’importe où. En fait, pour le plus grand nombre, la condition entraîne la profession, qui enchaîne à son tour toute la vie.

Il n’est pas étonnant dès lors, si différentes qu’aient été leurs formes premières, que presque tous les groupements vivants où les prolétaires se rencontrent, deviennent en leurs

  1. Art. cité, p. 128.