Page:Bouglé - La Démocratie devant la science, 1904.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à moins que le gouvernement ne prenne des précautions qui préviennent le mal. »

C’est ce thème que les socialistes devaient reprendre, pour le développer inlassablement. Suivant eux, en effet, depuis Adam Smith, et par le progrès même de la grande industrie, le mal n’aurait fait qu’empirer. Sur nombre de points la machinofacture n’a-t-elle pas chassé la manufacture ? C’est dire que dans nombre de cas l’ouvrier n’a même plus besoin d’habileté professionnelle. Il se servait de son outil ; maintenant il sert la machine. Tout l’esprit s’est incorporé en elle, et il ne reste plus à l’homme que les besognes monotones, fastidieuses, qui, comme elles exigent de moins en moins d’apprentissage, permettent de moins en moins d’initiative.

Le travail n’a plus ici à aucun degré le caractère de l’art ; l’ouvrier n’y met plus rien de lui-même ; il n’est plus qu’une sorte d’appendice du mécanisme général qui commande ses actes. Dans ces conditions, à quoi la vie de l’esprit se prendrait-elle ? « La fastidieuse uniformité d’un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique toujours le même ressemble, écrivait Engels, au supplice de Sisyphe ; comme le rocher, le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé. » « En même temps que le travail mécanique, continue Marx, surexcite au plus haut point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l’esprit. La facilité même du travail devient une torture, en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille tout travail de son intérêt. »

Ainsi se vérifient les imprécations des poètes. « Tout ce qui devait être un, s’écriait Schiller, a été violemment séparé. Éternellement enchaîné à une fraction du tout, l’homme ne se développe aussi que comme une fraction : au lieu d’empreindre l’humanité dans sa nature, il ne devient qu’une