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multiplier, autour de ses machines, les besognes monotones, qui peuvent être exécutées par des enfants ? Les enfants, dont le travail coûte moins cher, seront donc enrôlés le plus tôt possible par l’usine. Les voilà encastrés dans son mécanisme, avant qu’ils aient eu le temps de recevoir quelque éducation professionnelle, a fortiori d’acquérir quelque culture générale, — avant qu’il leur ait été possible, en un mot, de chercher leur voie et de donner leur mesure. Qu’on se rappelle les tristes résultats des enquêtes anglaises sur l’instruction des enfants des mineurs[1]. C’est une tendance fatale du machinisme, que de rogner ainsi la part de l’apprentissage et celle de l’instruction. Et c’est pourquoi l’on peut soutenir que les chances, pour le fils de l’ouvrier, de « devenir son maître » et de se hausser à quelque situation indépendante se font de plus en plus rares : de plus en plus les prolétaires semblent rivés, de père en fils, à leur condition de salariés.

Si du moins cette condition leur permettait, dans le métier même ou en dehors du métier, de faire passer à l’acte leurs puissances intellectuelles et morales, de prendre leur part des aliments de l’esprit, de mener enfin une vie vraiment humaine ? L’important n’est pas que quelques rares favorisés puissent, grâce à des points d’appui inattendus, s’élever, c’est-à-dire s’évader de leur classe ; c’est que cette classe, sans cesser de jouer son rôle dans la production, cesse d’en être prisonnière, et que ses membres puissent continuer à « s’élever » en effet, dans la mesure de leurs moyens naturels. Or les modes dominants de la division du travail dans nos sociétés se prêtent-ils à cet idéal ?

On sait avec quel optimisme l’économie politique orthodoxe, qui voit le monde à travers les idées et pour ainsi dire avec les yeux de la grande industrie naissante, célèbre les

  1. V. Engels, Die Lage et Marx, Capital.