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On comprend, si cette description est exacte, que la plupart des droits théoriquement reconnus à tous doivent souvent rester, en fait, à l’état théorique, et que ce soient armes de panoplies, dont beaucoup n’ont le temps ni les moyens de se servir.

On proclame, par exemple, que toutes les carrières sont ouvertes à tous sans autre distinction que celle des talents. Mais ne savons-nous pas qu’en fait, l’extrême inégalité économique trace souvent, autour des efforts individuels, les mêmes cercles infranchissables que l’inégalité juridique avouée ? Ainsi s’explique sans doute que sur bien des points, dans nos sociétés, une sorte « d’hérédité des professions » réapparaisse, qui tient vraisemblablement moins à la transmission physique des facultés qu’à la transmission sociale des situations. Il faut entendre sans doute cette « hérédité des professions » au sens large : il n’est pas rare que le fils du grand propriétaire devienne avocat, le fils du pasteur médecin, le fils du forgeron relieur, le fils du boulanger brasseur. Mais il est à remarquer que les professions entre lesquelles de tels passages s’établissent, — si elles supposent d’ailleurs chez le fils des aptitudes assez différentes de celles du père, — représentent d’ordinaire un même rang social et correspondent à une même situation de fortune. Il y a en un mot comme des étages de professions, et il devient de plus en plus difficile, lorsque l’inégalité économique augmente, de s’élever sans secours extérieur d’un étage à l’autre[1].

Combien le développement de la grande industrie doit augmenter ces difficultés, c’est ce que le socialisme s’efforce de mettre en relief. N’a-t-elle pas pour résultat ordinaire de diminuer l’importance du travail qualifié, et de

  1. V. Bücher, Études, p. 305 sqq. Cf. l’enquête citée de la Rev. intern. de sociologie.