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de la différenciation sociale, déclare déraisonnable toute institution qui rappellerait le régime des castes[1]. Il tient, à vrai dire, que dans toute société, si démocratique qu’elle soit, non seulement les fonctions doivent être dûment spécialisées — car la démocratie n’est sans doute pas « le droit pour tout bottier de diriger les navires en pleine mer » — mais encore qu’une élite doit être constituée, sorte de sensorium commune, où se concentrent les pensées maîtresses et où se préparent les volontés directrices de la société tout entière[2]. Mais il entend bien qu’il ne doit être a priori interdit à personne d’exercer telle fonction, ni de pénétrer, s’il en est capable, au sein de cette élite dirigeante. Pour que la différenciation sociale soit parfaite, il importe que les individus soient aussi bien adaptés que possible à leur fonction, et pour que cette adaptation soit parfaite à son tour, il importe que rien n’entrave les vocations naturelles. L’état social le plus conforme aux vœux bien entendus de la nature est donc « celui où tout individu, possédant des aptitudes pour exercer une fonction quelconque, n’est empêché de l’exercer par aucun obstacle. »

C’est pourquoi tous les privilèges seront logiquement éliminés : il faut donner tout le champ possible aux libertés individuelles. Mais tout effort pour restreindre ces libertés, au nom d’une égalité illusoire, toute intervention de l’État dans l’ordre économique, tout « protectionnisme » ne serait qu’un gaspillage inutile. Les protectionnismes, externes ou internes, étiolent toujours les organismes sociaux. En abaissant les barrières juridiques des classes la démocratie a favorisé le libre jeu des lois naturelles ; mais à vouloir réglementer plus justement l’activité économique, elle heurterait ces lois et s’y briserait. Le naturalisme confirme en un mot le libéralisme orthodoxe ;

  1. Art. cité, Revue philos., 1900, p. 367.
  2. V. Consc. et Vol. soc., passim.