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Ainsi les hommes sont-ils amenés à se distinguer, à s’étager, à « s’organiser », en un mot pour le plus grand bien de l’ensemble. En ce sens, bien loin qu’elle ne soit qu’une combinaison purement artificielle, la division du travail, avec les conséquences sociales qu’elle comporte, apparaît comme fondée en nature, elle découle immédiatement de la coexistence des diversités innées.

Mais si ce que nous avons dit de la prédominance des « lois sociales » dans la répartition des tâches est exact, on comprend que cette apologie pèche par la base. Il est désirable, il est utile que les fonctions soient distribuées suivant les facultés, et que la hiérarchie sociale exprime les inégalités réelles : cela est conforme aux intérêts de l’ensemble et aux vœux de la nature. Mais l’histoire ne montre-t-elle pas que ces vœux sont loin d’être toujours écoutés ? Nombre d’institutions, par les privilèges qu’elles sanctionnent et les prohibitions qu’elles formulent, n’ont-elles pas précisément pour résultat d’empêcher les capacités naturelles de chercher leur voie et de donner leur mesure ? La division du travail ne s’opère-t-elle pas plus souvent sous les coups de fouet de la force que sous l’aiguillon des tendances spontanées ? Ainsi arrive-t-il qu’il n’est tenu nul compte des suggestions les plus claires de la nature. Dans nombre de sociétés conjugales les besognes les plus fatigantes sont le lot du sexe le plus faible. Si l’homme se réserve les activités nobles, capables de se manifester par des exploits, il dédaigne et laisse à la femme celles qui font peiner. Simple abus de la force, ou conséquence de croyances religieuses, qui déclarent telle occupation tabou pour tel sexe, le phénomène est fréquent : la répartition des tâches, dans la famille, est loin d’être toujours calquée sur la diversité des aptitudes naturelles[1].

  1. V. Bücher, Études, p. 30 sqq. Cf. Veblen, op. cit., 1er chap. V. Pareto, Syst. soc., I, p. 118.