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Mais si cette constatation s’accorde mal avec les postulats scientifiques du socialisme, il semble qu’elle soit bien faite pour seconder ses tendances pratiques : elle coupe court, en tous cas, à certains plaidoyers naturalistes en faveur de la différenciation sociale, grâce auxquels on essaie d’éluder les réclamations du prolétariat.

Où cherche-t-on en effet les « bases naturelles de l’ordre social » sinon dans la diversité fondamentale des individus, la variété de leurs aptitudes, l’inégalité de leurs facultés ? Le premier théoricien moderne de la division du travail avait laissé ce fait dans l’ombre. Les différences d’aptitudes résultaient à ses yeux d’habitudes acquises bien plus que de dons innés ; elles étaient des conséquences plutôt que des causes de la spécialisation. Pas plus qu’Helvétius ou que d’Holbach, Adam Smith ne tenait grand compte des diversités natives. Mais le xixe siècle, averti par la biologie, a ouvert les yeux sur l’essentielle hétérogénéité des êtres. Les espèces végétales et animales voient pulluler les variétés individuelles qui luttent pour se fixer. L’humanité n’échappe pas à cette loi. Non seulement ses membres sont différenciés par les milieux auxquels ils s’adaptent, et acquièrent des qualités différentes suivant qu’ils habitent le Nord ou le Sud, la montagne ou la plaine, le bord des fleuves ou les rivages de la mer ; mais les « idiosyncrasies » qu’ils apportent en naissant sont d’une extrême variété. Croire qu’ils naissent tous capables des mêmes travaux, voilà bien la proposition « risible au point de vue scientifique » que dénonçait Huxley. La diversité des aptitudes individuelles est le fait indéniable ; et c’est ce fait qui montre le chemin à la spécialisation. La raison d’être de la division du travail n’est-elle pas, comme le rappelle St. Mill, de classer les individus d’après leurs facultés, et de mettre, conformément à la formule anglaise « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » ? Chacun cherche naturellement une fonction adaptée à ses talents, proportionnée à ses forces.