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comme la Grèce de Socrate. On a justement montré comment le « fondateur de la science de la morale », refusant de confier soit à la tradition religieuse, soit aux impulsions instinctives la direction de la conduite, appliquait aux choses de l’âme la méthode préparée par les physiciens. Bien connaître la nature, pour se conformer à ses volontés, c’est un idéal commun à la plupart des morales helléniques[1].

Mais quelle distance subsiste entre le naturalisme antique et le nôtre, on le sait de reste. Lorsque les anciens répétaient qu’il faut suivre la nature, ils l’envisageaient, observe M. Boutroux, « à un point de vue esthétique, voyant partout en elle l’intelligence et l’harmonie où aspire l’activité humaine ». En d’autres termes l’esprit ne prenait la nature pour modèle qu’après avoir préalablement modelé la nature à son image. Songeons seulement aux attributs que les stoïciens continuent de prêter au macrocosme. N’installent-ils pas au cœur des choses un τόνος, une tension, un effort dont ils n’ont pu rencontrer le modèle qu’au cœur de l’homme ? Bien plus, leur feu qui produit toutes choses n’est-il pas un feu artiste, πῦρ τεχνικόν, capable de façonner les êtres suivant leurs archétypes, analogue enfin au potier qui façonne l’argile ? Ce prétendu naturalisme reste donc tout imprégné d’anthropomorphisme. Et la science dont il s’autorise a été calquée sur ces projections de la conscience dont le naturalisme contemporain se défie systématiquement. Au vrai, entre la morale naturaliste des anciens et la nôtre il ne pouvait y avoir de commune mesure, par la raison qu’il n’existait pas encore, dans l’antiquité classique, un corps de vérités scientifiques croissant de lui-même et nettement détaché de la spéculation philosophique. L’indépendance des sciences, et leur progrès ininterrompu, voilà le phénomène étonnant,

  1. Boutroux, Études d’Histoire de la philosophie (Paris, F. Alcan). — Questions de morale et d’éducation.