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La société hindoue a pu maintenir presque intactes, pendant des siècles, les cloisons qui séparaient ses groupements composants ; les distinctions sociales s’y sont cristallisées autour des noyaux primitifs, de nature à la fois familiale et professionnelle. Mais on sait que les sociétés occidentales, où pourtant la spécialisation devait multiplier les cadres à l’infini, semblent s’être donné pour tâche de dissoudre progressivement toutes les distinctions sociales originelles : au fur et à mesure que les idées égalitaires prennent plus d’ascendant, les barrières qui séparaient les hommes en plébéiens ou patriciens, serfs ou libres, roturiers ou nobles, s’abattent, ou du moins s’abaissent une à une. Si bien qu’au terme, le régime juridique, à l’intérieur duquel foisonnent les divers modes techniques de la division du travail, se trouve aussi opposé qu’il est possible de l’être au régime des castes.

Et en effet aucune situation juridique antérieure ne détermine plus en principe le métier, et il ne détermine plus à son tour aucune situation juridique. L’hérédité des professions n’est plus de règle. Théoriquement toutes sont ouvertes à tous. « Le fils de n’importe qui peut devenir n’importe quoi. » Et d’autre part aucune profession ne limite la mobilité sociale de ses membres. Ils sont tous appelés à participer comme à la défense, au gouvernement du pays, et à se mêler à sa vie spirituelle ; aucun cercle de la vie sociale ne leur est plus tabou.

« Que l’on compare, nous dit M. Lalande[1], le spécialiste qui fait une aiguille de montre à l’ouvrier d’Égypte qui sculptait une boîte de momie d’un geste non moins automatique que le sien. Celui-là était encastré dans un acte vraiment unique, où avait vécu son père, où vivaient encore ses enfants. L’artisan français, du jour au lendemain, peut être

  1. Op. cit., p. 283.