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se fait fort de montrer que partout où il y a une civilisation, se retrouve aussi, sous quelque forme, le culte de la pensée, on conviendra que ce culte exprime l’idéal propre de notre espèce, bien plutôt que la nature des choses. Et ainsi, lorsque nous étageons les êtres d’après le rôle plus ou moins large que la différenciation de leur organisme prépare à l’intelligence, rendons-nous compte que nous posons « l’homme comme la mesure de tout ». La méthode de la sociologie biologique est dès lors toute retournée : bien loin de demander aux espèces animales des modèles pour l’espèce humaine, c’est l’espèce humaine que nous offrons en modèle aux espèces animales ; et si nous la posons ainsi comme le modèle universel, c’est qu’elle nous paraît le mieux réaliser une fin à laquelle nous avons préalablement reconnu une valeur absolue : à savoir le progrès même de la pensée.

Il semble donc qu’il soit vain de demander à la science un critère objectif du progrès, et que si les naturalistes veulent en effet constituer une biologie strictement scientifique, vide de tout préjugé humain, pure de tout anthropomorphisme et par suite de tout finalisme, ils doivent s’abstenir de juger les êtres dont ils décrivent l’évolution. D’une conception toute mécaniste de la nature on ne peut plus tirer une définition du progrès. Celui qui souffle sur la conscience plonge toutes les valeurs du monde dans la nuit, l’indistinction, l’indifférence : il faut qu’il renonce à fixer des rangs.

C’est ce à quoi un certain nombre de savants paraissent enfin se résoudre. « Il faut se méfier du mot progrès, remarque M. Le Dantec[1]. À quel point de vue peut-on dire en effet que le poulet est supérieur au corail ? Tous deux sont mortels, et les squelettes qui restent d’eux présentent des qualités différentes : ils sont adaptés l’un et l’autre à leur genre de vie, etc. » Un traducteur de Haeckel[2], dont la philosophie paraît pour-

  1. Lamarckiens, p. 7.
  2. Laloy, préface à l’Origine de l’homme, p. 8.