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vie même, et qu’il vaut mieux, s’il faut choisir, agir consciemment que végéter indéfiniment ? N’est-il pas évident au contraire que ce jugement de valeur ne se déduit nullement des jugements de réalité formulés par la pure biologie ? que cette conviction peut s’appuyer à un système philosophique, mais ne repose pas sur une démonstration scientifique ? et que par suite, plus encore que la morale utilitaire, la morale naturaliste tombe sous le reproche de n’introduire, qu’au prix d’une inconséquence, la « qualité » qui lui est nécessaire pour hiérarchiser les êtres ?

Un paléontologiste, au moment de prouver une fois de plus que la nature est un progrès et que les derniers venus des êtres, parce qu’ils sont les plus mobiles, les plus actifs, les plus conscients, sont aussi les plus semblables à la divinité même, laisse échapper cette remarque, que lui inspirait, dit-il, à l’Exposition de 1889, l’aspect de la statue du Bouddha[1] : « Chez les peuples de l’Orient, avoir une vie passive, plongée dans la contemplation, paraît être le meilleur moyen de se rapprocher de la divinité. En Occident, au contraire, nous pensons que la divinité est l’action infinie et que les créatures les plus élevées sont celles qui sont les plus actives. » Vous concevez donc, et vous confessez en quelque sorte que votre hiérarchie n’a rien d’objectif : édifiée par l’Occident, l’Orient la renverserait peut-être ; le mètre du progrès dont vous vous êtes servi pour l’établir dépend lui-même des tendances de la civilisation qui a modelé votre âme.

Ce qui est dit ici de l’activité en général peut, être dit de la pensée même. Si nous l’estimons par-dessus tout, nous obéissons sans doute en cela à l’une des inspirations directrices de la civilisation qui nous porte[2]. Ou du moins, si l’on

  1. Gaudry, op. cit., p. 69.
  2. « On est de son temps, et moral comme les hommes de son temps », disait Renouvier parlant de Spencer. Et c’est là sans doute ce qui détermine l’a priori moral en vertu duquel on mesure le progrès ou la décadence (Critique philosophique, 1879, p. 415).