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nécessairement d’elle-même. Division, dit M. Espinas[1], c’est dispersion : or le concours exige le groupement. M. Roux, lorsqu’il nous montre les différents éléments luttant pour la vie dans l’organisme même, nous les montre aussi, tirant pour ainsi dire chacun de leur côté, sans souci des intérêts de l’ensemble. Haeckel avait donc raison d’observer[2] que le progrès de la centralisation, qui ajoute par exemple un organe central à chacun des systèmes différenciés, puis les subordonne tous au système nerveux, n’est pas identique au progrès de la différenciation ; qu’il peut même y avoir opposition entre l’un et l’autre. La centralisation n’est-elle pas une réaction du tout contre la dispersion de ses parties, et comme une méthode destinée à sauver la solidarité que la différenciation, abandonnée à ses seules tendances particularistes, aurait pu compromettre ? Quoi qu’il en soit, il est certain que sans cette solidarité on ne pourrait escompter les bienfaits de la différenciation. Elle n’est avantageuse, pourrait-on dire, que dans la mesure ou elle n’est pas livrée à elle-même et portée à l’absolu.

Cette remarque nous permettrait déjà de limiter, en matière sociale, les ambitions des partisans de la différenciation à outrance. S’ils vont répétant, au nom de la biologie, que toute différenciation est par elle-même un progrès, et qu’en conséquence il faut — qu’il s’agisse de l’organisation politique, économique ou pédagogique — différencier en tous cas, à tout prix, nous leur répondrons qu’ils ont mal lu les leçons de la biologie. Elle nous rappelle que, dans les organismes mêmes, pour que la différenciation porte les fruits qu’on attend d’elle, il faut, qu’entre les éléments différenciés d’anciennes ressemblances subsistent, et de nouvelles relations s’établissent, conditions d’une intime solidarité, sans laquelle tout est perdu.

  1. Les Sociétés animales, p. 350. (Paris, F. Alcan.)
  2. Créat. nat., p. 202.