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cela, faute de temps et faute de forces, nombre d’intelligences restent atrophiées au sein du prolétariat, qui auraient pu s’épanouir utilement, elle n’a pas le loisir de s’en soucier : « Marche ! Marche ! » En ce sens la sélection industrielle est sans doute aussi sourde et aussi aveugle que la sélection guerrière. Pour être moins glorieuse, la guerre économique n’est pas moins meurtrière que l’autre. La machine aussi fauche bien des talents, ou plutôt les broie dans leur germe. Taillée pour la meilleure production des choses, elle ne l’est nullement pour la meilleure production des personnes.

Si du moins ceux qui survivent à cette lutte et résistent à cette vie étaient en effet utilisés suivant les facultés qu’ils auraient montrées pour le plus grand bien de l’ensemble ! Les éléments « eugéniques » des classes inférieures devraient être appelés à régénérer l’élite dirigeante et à exercer à leur tour les fonctions directrices. Mais qui ne sait qu’ici encore la quantité de choses possédées bien plutôt que les qualités manifestées par l’individu décident de son ascension ? On nous fait espérer qu’il sortira une « aristocratie sociale[1] » vraiment égale à sa charge, du mariage du fils de l’ouvrier avec la fille des hautes classes. Mais, quelles que soient ses qualités de race, le fils de l’ouvrier ne saurait prétendre à un pareil mariage s’il n’a déjà conquis une situation suffisamment « noble ». Or de pareilles situations se laissent difficilement conquérir par qui ne dispose pas préalablement d’une certaine puissance économique.

Et sans doute chacun connaît d’incroyables histoires de « parvenus ». On se plaît à nommer tel ou tel millionnaire, qui débarqua jadis à Paris « avec trente sous dans sa poche[2] » : Cela ne prouve-t-il pas que le moindre ouvrier a le sceptre de capitaliste au fond de sa besace ? En réalité, la règle géné-

  1. Cf. Volksdienst, p. 123.
  2. V. les exemples cités par M. d’Avenel, dans ses ouvrages sur le Mécanisme de la Vie moderne.