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Toutefois, un moment de réflexion nous arrête : ce geste qui nous pousse « à suivre » n’a-t-il pas, tout juste, la valeur du geste de l’enfant ? Ici encore, ne cédons-nous pas à un entraînement plutôt qu’à des raisons ? Que notre civilisation semble pénétrée jusqu’au fond du sentiment égalitaire, soit ; nous n’en disconvenons pas. Mais il se peut que toute une civilisation fasse fausse route : Totus mundus stultitiat, disait François II à la Diète Hongroise. La profondeur d’un sentiment n’est pas la preuve suffisante de sa légitimité. Si la force ne prime pas le droit, le succès d’une tendance n’en démontre pas encore sa valeur. Or, c’est sur la valeur même de l’esprit démocratique, sur le bien ou le mal dont il est capable, sur les progrès ou les décadences dont il sera responsable, qu’il faudrait maintenant nous prononcer.

Mais où trouver le signe du progrès, le critère du bien et du mal, le mètre des valeurs qui permettrait de décider, définitivement et « objectivement », entre partisans et adversaires de la démocratie ?

Lorsque Tocqueville nous invitait à nous laisser entraîner par elle, son attitude s’expliquait, à vrai dire, par une raison spéciale, qui était la croyance à une sorte de révélation historique des volontés divines. « La tendance continue des événements nous révèle les intentions du Créateur. » Telle est la théologie destinée à justifier notre agenouillement, et sans laquelle il ne serait en effet qu’un geste instinctif.

Nous n’avons pas besoin de démontrer longuement combien il serait difficile et inutile d’user d’une pareille méthode. Pour aider la conscience moderne à juger de la valeur morale du mouvement qui la sollicite, nous ferions vainement appel à quelque tradition religieuse. Dans notre civilisation occidentale, le lien originel, qui soudait l’obligation morale au