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les classes privilégiées que dans les autres. Mais qui peut dire à quelles causes il faut faire honneur de cette disproportion ? Quelle part en revient aux aptitudes naturelles, et quelle part aux situations sociales ? Le même statisticien qui nous apprend, par l’étude de 6 382 cas, que la classe privilégiée a été deux cents fois plus féconde en célébrités littéraires que la classe déshéritée, remarque que cette fécondité respective des classes s’explique bien plus aisément par l’organisation sociale que par les prédispositions naturelles. Elle varie suivant les époques, et ses fluctuations, qui ne se comprendraient guère si elle tenait surtout à l’hérédité, se montrent étroitement liées aux déplacements des ressources économiques, de la puissance politique, des avantages pédagogiques. La fécondité littéraire des classes apparaît en un mot « exactement proportionnelle aux moyens qu’avait chaque classe de fournir à ses ressortissants un milieu éducateur convenable[1] ». Qui nous dit dès lors que, pourvue de moyens suffisants, les classes inférieures ne se révéleraient pas, à leur tour, riches en individualités supérieures ?

On ne saurait sans doute invoquer, à l’appui de cette hypothèse, d’observations précises, puisque, à vrai dire, l’expérience n’a jamais été faite. Toutefois, à de certains moments critiques, dans le bouleversement de l’ordre social, n’a-t-on pas vu surgir des plus basses couches de la société les hommes « nécessaires » ? Pour faire un grand général, il faut sans doute une combinaison heureuse de qualités variées de la tête et du cœur. Or cherchez d’où sont sortis les grands généraux de la Révolution. Lannes était fils d’un garçon d’écurie, Soult fils d’un paysan, Ney fils d’un tonnelier, Kléber fils d’un maçon, Hoche fils d’un palefrenier[2]. Qui pourrait soutenir, après ces exemples, qu’il ne naît guère, dans les

  1. Odin, Genèse, p. 550, 599.
  2. Cf. Dumont, Dépopul. et Civilis., p. 217.