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velée. C’est pourquoi, dans la civilisation moderne plus que dans toute autre, il est indispensable que, des classes inférieures aux classes supérieures, un courant de population, un Bevölkerungsstrom puisse s’établir.

Est-ce à dire qu’il faut, autant qu’il est en nous, abaisser toutes les barrières qui séparent encore les classes ? Il importe au contraire, nous répondra-t-on, de les maintenir hautes et fermes. Si l’ascension sociale doit être possible, il faut qu’elle reste difficile. Il est important que les familles qui s’élèvent « ne brûlent pas les étapes[1] ». Une irruption de la masse dans les cercles réservés à l’élite les ferait éclater, et abaisserait fatalement le niveau général. Les classes doivent être ouvertes, sans doute, mais nettement distinctes. Il est bon que les dirigeantes soient aussi les possédantes. Leur privilège et leur prestige sont des instruments nécessaires à la production et au rendement maximum des talents, — opérations autrement importantes pour la société, disait Carlyle, que la récolte du coton.

Les privilèges de la bourgeoisie, assurant des loisirs aux possédants, leur permettent de cultiver leur esprit au mieux de l’intérêt général ; d’un autre côté, par cela même qu’ils excitent l’envie des non-possédants, ces privilèges leur donnent un coup de fouet salutaire, et décuplent leur ardeur à développer toutes leurs facultés naturelles. D’autre part encore, une classe supérieure soucieuse de son prestige choisira ses femmes et isolera ses enfants avec un soin jaloux ; donc, en évitant méthodiquement les contacts qui débauchent ou dégradent l’esprit, et les mélanges qui abâtardissent le corps, elle aidera l’hérédité et l’éducation à produire leurs meilleurs effets[2]. La société tout entière a un intérêt évident

  1. On reconnaît la thèse illustrée par le roman de M. P. Bourget, L’Étape.
  2. V. la démonstration de ce quadruple avantage dans Ammon, L’Ordre social, p. 129, 199.