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insensé : Il n’y a point de Dieu ? » Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus.

Quand je recherche les causes profondes d’un si prodigieux oubli, et que je considère en moi-même d’où vient que l’homme, si sensible à ses intérêts et si attentif à ses affaires, perd néanmoins de vue si facilement la chose du monde la plus nécessaire, la plus redoutable et la plus présente, c’est-à-dire Dieu et sa justice, voici ce qui me vient en la pensée. Je trouve que notre esprit, dont les bornes sont si étroites, n’a pas une assez vaste compréhension pour s’étendre hors de son enceinte : c’est pourquoi il n’imagine vivement que ce qu’il ressent en lui-même, et nous fait juger des choses qui nous environnent par notre propre disposition. Celui qui est en colère croit que tout le monde est ému de l’injure que lui seul ressent, quoiqu’il en fatigue toutes les oreilles. On voit que le paresseux, qui laisse aller toutes choses avec nonchalance, ne s’imagine jamais combien vive est l’activité de ceux qui attaquent sa fortune. Pendant qu’il dort à son aise et qu’il se repose, il croit que tout dort avec lui, et n’est réveillé que par le coup. C’est une illusion semblable, mais bien plus universelle, qui persuade à tous les pécheurs, que pendant qu’ils languissent dans l’oisiveté, dans le plaisir, dans l’impénitence, la justice divine languit aussi, et qu’elle est tout à fait endormie. Parce qu’ils ont oublié Dieu, ils pensent aussi que Dieu les oublie : Dixit enim in corde suo : Oblitus est Deus. Mais leur erreur est extrême : si Dieu se tait quelque temps, il ne se taira pas toujours. « Je veillerai, dit-il, sur les pécheurs, pour leur mal et non pour leur bien » : Vigilalo super eos in malum et non in bonum : « Je me suis tu, dit-il ailleurs ; j’ai gardé le silence, j’ai été patient : j’éclaterai tout à coup ; longtemps j’ai retenu ma colère dans mon sein, à la fin j’enfanterai, je dissiperai mes ennemis, et les envelopperai tous ensemble dans une même vengeance. »

Par conséquent, chrétiens, ne prenons pas son silence pour un aveu, ni sa patience pour un pardon, ni sa longue dissimulation pour un oubli, ni sa bonté pour une faiblesse. Il attend parce qu’il est miséricordieux ; et si l’on méprise ses miséricordes, souvent il attend encore et ne presse pas sa vengeance, parce qu’il sait que ses mains sont inévitables. Comme un roi qui sent son trône affermi et sa puissance établie, apprend qu’il se machine dans son État des desseins de révolte ; — car il est malaisé de tromper un roi qui a les yeux ouverts et qui veille : — il pourrait étouffer dans sa naissance cette cabale décou-