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LÉGENDES MERVEILLEUES.

défaut, la moindre incorrection, le plus insignifiant oubli ; au dedans, au dehors même, tout était parfait. Éperdu, le pauvre maître maçon cherche l’image de saint Regnobert, comme pour exhaler, en présence du bienheureux, le dernier reste d’espoir qui abandonnait son ame. Mais, ô merveille ! l’image est disparue ; la statue de saint Regnobert est absente de la place d’honneur que Satan lui avait ménagée. Cet incident ranime aussitôt le courage de l’infortuné ; il adresse au diable, avec une vaillante ferveur, les plus énergiques réclamations. Celui-ci proteste contre la perfidie du saint, et le mauvais tour qu’on lui a joué ; l’architecte se défend à outrance dans la personne de son protecteur. La discussion s’enflamme, mais Satan la termine dédaigneusement, en affirmant qu’un si mince obstacle n’empêchera point son triomphe, et que, dès le lendemain, la statue absente sera remplacée. Le diable tient parole ; de son côté, saint Regnobert ne manque point non plus de recommencer son adroit manège. Cela eut lieu tant de fois que le démon lassé abandonna de lui-même son droit, et laissa le maître architecte et ses deux fils se sauver ou se perdre, selon les chances communes à tous les chrétiens. Saint Regnobert sut jouir modestement de son triomphe, car il ne replaça jamais sa statue absente, sans doute pour ne pas réveiller le dépit de Satan[1].

Un de nos plus anciens monuments, le pont jadis réputé pour si admirable, et auquel la petite ville de Pont-de-l’Arche doit sa dénomination, a été construit, assure-t-on, de compte à demi avec le diable[2]. Vous dire au juste comment le marché a été conclu, et comment on est parvenu à l’éluder, serait assez difficile ; car ce fond de tradition, que vous connaissez déjà au moins par l’histoire précédente, admet toutes les variantes dramatiques que veut bien lui prêter l’imagination du narra-

  1. E.-H. Langlois, Essai sur les Énervés de Jumiéges, p. 20.
  2. Ce pont, ainsi que les deux châtelets dont il était cantonné, fut bâti par Charles-le-Chauve, pour opposer une digue aux invasions des Normands.