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habitués à faire usage des considérations de probabilités. Il y a là un défaut d’éducation très général, qui tient à ce que le calcul des probabilités n’a pas dans l’enseignement secondaire la place qu’il devrait avoir ; mais c’est là un point qui mériterait d’être développé à part.

Il faudrait aussi insister sur le fait que les recherches de caractère en apparence purement « artistique », qui n’ont pour le savant d’autre intérêt que la recherche de la beauté scientifique, se révèlent quelquefois comme les plus fécondes. L’un des exemples les plus récents et les plus frappants de ce fait est l’importance qu’a prise dans la théorie de la relativité le calcul différentiel absolu de MM. Ricci et Levi-Civita. Mais je dois me borner et je voudrais examiner comment peut être résolue la difficulté qui consiste à payer un grand nombre d’hommes pour une besogne, sinon inutile, du moins inférieure en rendement à leur salaire, afin qu’un petit nombre d’entre eux enrichissent la société et compensent très largement le déficit.


II.


Il est à peine besoin d’observer que la difficulté signalée pour la science se présenterait sous une forme à peine différente pour d’autres besognes intellectuelles ; l’écrivain, le peintre, le musicien, qui sentent à vingt ans s’éveiller la vocation, ne peuvent pas être plus assurés que le savant qu’après dix ou vingt ans d’efforts ils produiront une œuvre dont la valeur sociale correspondra à ces efforts (dans la mesure où elle peut être numériquement évaluée) ; là aussi, un déchet formidable est inévitable. Pourra-t-on cependant admettre, dans une société qui ne tolérerait pas les oisifs et les inutiles, qu’il suffise à un jeune homme de se dire mathématicien, poète ou philosophe, pour qu’il lui soit permis de vivre pendant des années sans participer à la production, en s’absorbant dans des méditations dont la réalité est difficilement contrôlable. Écraser la pensée libre sous un système de contrôle confié à des Universités ou des Académies, c’est risquer de couper les ailes à toute véritable originalité, à toute pensée vraiment neuve. Et, d’autre part, supprimer tout contrôle, n’est-ce pas laisser la porte ouverte à toutes les supercheries ? Il ne semble pas très aisé de sortir de ce dilemme ; et c’est cependant indispensable.