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être pas un chercheur qui n’ait eu ce sentiment pénible de constater que plusieurs mois de travail avaient été perdus par lui pour la recherche d’un résultat qui lui avait échappé ou pour la rédaction d’un mémoire dont, en définitive, il n’était point satisfait et dont, peu d’années après, il reconnaissait qu’il eut aussi bien fait de ne le point publier.

Ce qu’il faut chercher à faire comprendre à tous, sans chercher à le dissimuler, c’est que ce déchet formidable est une nécessité qu’il faut accepter. De même que la nature prodigue les semences pour arriver à conserver les espèces, de même il faut que beaucoup de germes d’idées avortent pour qu’une découverte neuve et importante surgisse. Et nous ne possédons aucun moyen de distinguer à priori ceux des hommes qui apporteront cette grande découverte. Tout ce que l’on peut essayer de faire, et encore avec beaucoup de prudence, c’est de choisir parmi les jeunes gens, ceux qui ont les aptitudes les plus marquées pour telle ou telle science ; et encore faut-il se dire que souvent la vocation est une meilleure marque de l’aptitude que les examens et les concours. Mais prévoir parmi les jeunes gens de vingt ans, celui qui dix ou vingt ans plus tard sera un Galilée, un Newton, un Descartes, c’est une tâche qui nous apparaît actuellement comme impossible. Il est donc nécessaire de donner à beaucoup les moyens de travail pour que dans le grand nombre se trouve celui qui est prédestiné et dont la découverte payera au centuple et bien au delà toute la dépense faite pour tous. Quand les Volta, les Ampère, les Faraday constituaient la science de l’électricité, qui pouvait prévoir que ces modestes expériences de laboratoire changeraient la face de la terre et économiseraient des milliards de journées de travail humain, par l’utilisation des chutes d’eau.

Cette nécessité de payer beaucoup de travailleurs pour lesquels le rendement est inférieur à la dépense, afin d’obtenir de l’un d’eux un rendement prodigieux et souvent imprévu, devrait être bien comprise par tous ; cette compréhension complète exige que l’on ait une certaine foi dans la nécessité d’introduire dans la vie pratique des considérations empruntées à la théorie des probabilités. C’est ce que tout le monde fait, dans bien des circonstances, d’une manière inconsciente ; mais c’est aussi ce que la plupart des hommes se refusent à faire d’une manière consciente, dans les matières où ils ne sont pas