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L'OPIUM


Le chemin qu’il suivait tout à l’heure, il le reprit. Devant la Taverne anglaise, le même garçon époussetait les tables d’un air ennuyé. Il lui trouva une « bonne figure », s’assit, puis, sans y penser, but une pinte d’ale, et laissa un pourboire généreux. Qui savait ? Sans le sourire de ce domestique, tantôt, peut-être hésiterait-il encore ? On ne dirait jamais assez les sottises et la petitesse de notre conscience. Jusqu’à sa porte, cette constatation marchait avec lui. Il se rappelait son émotion d’après déjeuner, et sûr à présent qu’elle ne se renouvellerait plus, jamais plus, il revivait la scène humiliante qui l’avait jeté en tramway, soudain prêt à l’exil, cet exil vaguement décidé en des heures plus intimement, plus sérieusement navrantes.

Il descendait son escalier, boutonnant ses gants, las comme à l’ordinaire, mais ne songeant à rien, oui, ne songeant à rien, quand son nom, crié par une voix méchante, l’avait réveillé.

— Est-ce qu’il est là, votre monsieur Marcel Deschamps ?

Le concierge, bien stylé, répondait non. Trop tard. La questionneuse avait vu le faux absent, et Marcel, éperdu comme un enfant pris en faute, ne songeait pas à remonter pour éviter une explication dans le vestibule. Il ôtait blême.

— Je vous ai dit de revenir à la fin du mois !

— C’est le 28 !

— La fin du mois, c’est le 30. Je ne vous paierai pas avant !

Il passait, raide, devant la créancière qu’excitait l’air goguenard du portier, et la mégère le suivait sur le trottoir, vexée de ce qu’il ne se retournât pas, s’en allant de sa démarche lente, la cigarette aux lèvres, et toujours visiblement préoccupé de boutonner son gant.