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est autre, le coloris pareillement. Ce chaos de rochers marmoréens, lourdes masses grises complètement nues, celles-ci dressées verticalement, celles-là jonchant le sol, offre au regard une sorte d’Arabie pétrée, de sept lieues de longueur sur une largeur de deux lieues, qui aurait surgi, désolée, stérile et bréhaigne, autour des plus verdoyantes oasis. Quittant les régions de la lauzisse et du savel, trois rivières : l’Ardèche, de Vogué à Ruoms ; la Baume, d’Arleblanc à Auriolles ; le Chassezac, de Païolive à la Maisonneuve, se sont creusé leur lit dans le calcaire même, à cent vingt et cent trente pieds de profondeur. Claires et bouillantes, leurs eaux circulent dans ces gigantesques fissures du terrain jurassique, par ces engoulures étranges, le long de ces couloirs ténébreux que resserrent et pénombrent de hautes falaises déchiquetées. Puis, se réunissant, les trois rivières viennent buter à la fois contre l’énorme tuf de la Bastide pour former un seul courant. De toutes parts, les Gras se hérissent, inaccessibles aux cavaliers, funestes aux piétons. D’un côté, les falaises, de l’autre, des escarpements cendreux. À l’ouest, la prou de Cornillon ; à l’est, l’inabordable Sidobre. Il y a là des lieux mal famés : Cure-Bourse, Brâme-faim, Pauvrencontre, Passe-vite, Prends-toi-garde, Matevieille et le Malpas. Là sont aussi les maisons des fées, les antiques dolmens, fatidiquement accroupis. Par espaces, confondus avec les blocs agglomérés, des villages arabes : Balazuc, Ruoms, le Guilhem, le Bulbulet, la Sarrazine, le Garel. Nous sommes en plein dans le pays des pierres, sur la terre de la soif. Ses rares habitants portent le parlant sobriquet d’assibrats : « Les assoiffés ». Vaillants hommes quand même, durs à la fatigue, obstinés, patients ! Ils ont conquis sur la nature ingrate toutes les parcelles du sol aptes à la production. Ils en ont défriché toutes les criques, toutes les hachures, tous les recoins. La terre glaise, retournée par eux, y luit comme l’acier, et des cavités jadis infertiles nourrissent puissamment aujourd’hui le figuier, le froment et le maïs. Dans les parages trop tourmentés et déserts, il ne croît que les herbes fauves, des buis tordus, des euphorbes d’une irrémédiable chétivité, des broussailles-naines. Le soleil y chauffe, implacable et dur, dans un ciel d’un bleu cru. Mais, en papillotant sur les roches blanchâtres et chauves, sa vigoureuse lumière est comme éteinte par leur étincelante pâleur. Rien ne fait ombre à cette immensité pierreuse, sauf, les matins de décembre, l’encorbellement colossal du géant Sampzon, qui s’avance, sphinx naturel, à l’entrée même de l’ancienne Hevie. Rien n’en rompt le silence que le graillement des freux, et, en été l’imperturbable stridulation des cigales.

C’est — en y comprenant les riches prairies d’Aubenas et de Vallon, les champs fertiles de Villeneuve-de-Berg, les bois de Bidon et du Louol qui meurent au Rhône — le Bas-Vivarais rayol, le Vivarais méridional.