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bourrée sous des arcs de triomphe, au fond de la cour d’honneur. Brison souleva trois fois le heurtoir du portail. On lui ouvrit ; mais il était si mal accoutré, sa barbe tombait si longue, et sa figure paraissait à ce point souffreteuse, qu’Alix de Nojaret ne reconnut pas ou ne voulut pas reconnaître son seigneur et mari. Le Croisé montra la moitié de l’anneau dont sa femme possédait l’autre : Alix, indifférente, détourna la tête dédaigneusement. Un vieux lévrier, aboyant de plaisir, accablait son maître de caresses : tout fut inutile. Les valets reçurent ordre d’expulser l’importun.

Brison rejoignit le diable resté sur le pont-levis :

— Roi des enfers, lui cria-t-il, tu m’as trompé. Ma femme me chasse. Mieux valait mourir sous les verrous sarrasins. Montons à ma tour, je te donnerai ta récompense.

Au pied du donjon, un archer, revenu de la croisade sain et sauf, veillant.

— Taranget, lui dit le sire morfondu, je suis ton maître et nous venons souper ici, ce gai compagnon et moi. Qu’y a-t-il à manger, ce soir, dans la tour de Brison ?

— Des noix, messire, des noix et des noisettes, dans une écuelle en bois, sur une table de deuxième étage ?

— C’est tout ce qu’il faut.

Brison et le Diable enjambent les escaliers.

L’un allume une veilleuse, l’autre le regarde faire.

L’un s’assied, l’autre reste droit.

L’un mange, l’autre réfléchit.

Quand noix et noisettes furent avalées, Brison ramassa les coquilles avec soin, et les tendit à Satan :

— Tiens ! voilà ce que je t’avais promis. Le service que tu m’as rendu ne mérite pas autre chose.

Satan désappointé dit à son hôte :

— Je ne m’en irai point par où je suis venu. Comment désires-tu que je sorte : par eau, par vent ou par feu ?

— Par vent ! murmura Brison, un peu inquiet.

Soudainement, une tempête effroyable éclata ; dans l’angle méridional du donjon une brèche verticale s’ouvrit et, par ce trou que l’on ne put ensuite jamais reboucher, Satan sortit, laissant derrière lui, comme preuve de sa présence, une insupportable odeur de souffre.

Le lendemain, à l’aube du jour, Brison émigrait en Auvergne. Il se fit moine dans la célèbre abbaye de la Chaise-Dieu. La légende ajoute que, chaque année, au coup de minuit du 31 décembre, le Diable emporte un morceau de la vieille tour. Lorsque les pierres auront toutes disparu, ce sera la fin du monde. Une centennale, respectable et visionnaire, Marianne Vedel du Berlut, affirmait que la plate-forme de la montagne de Brison servit longtemps de rendez-vous nocturne aux sorciers de la contrée. Ils y tenaient leur sabbat, et il s’en rassemblait jusque des plaines de la Crau. « Mes enfants, disait l’aïeule, il n’en vient plus aujourd’hui, parce